Pour les habitants du hameau "du Crêt", vers les années 1930, c'était un événement ; de même, pour les personnes des hameaux de Lettraz et de Chuguet qui y étaient étroitement associées.
Un événement important, attendu, sinon avec impatience, du moins avec un certain souci de réussite ; l'honneur des trois hameaux en dépendait. ..
Oh ! J'allais oublier de vous dire : cet événement de taille, c'était la "Fête Dieu" ou plus exactement, la procession de la Fête Dieu qui arrivait au Crêt, d'après une tradition bien établie, tous les deux ans. Une année, la procession se rendait au hameau de "La Combe", côté Sud du Chef-lieu, l'année suivante, c'était le hameau "du Crêt" côté nord qui l'accueillait.
J'ignore l'origine de cette tradition respectée.
Etait-ce pour ménager la susceptibilité entre le Nord et le Sud ?
Etait-ce pour associer et faire participer tous les habitants ?
Etait-ce pour créer une certaine émulation entre les hameaux ?
Je ne saurais vous le dire ! …
Ce qui est certain, c'est que le désir de réussite et de faire mieux que "ceux de la Combe" apportait au Crêt de l'ardeur à l'ouvrage ; sans pour autant qu'il y ait la moindre méchanceté ou mépris, c'était une compétition dans la loyauté, l'amitié et ……. Pourquoi en douter, la charité chrétienne.
Au Crêt, un problème prêtait beaucoup à discussion. Celui de s'entendre sur le sens du mot "fête réussie". Beaucoup pensaient que la réussite dépendait du nombre de participants à la procession, de leur recueillement, de leur dévotion, de leur ferveur pour les prières, pour les cantiques ; quelques uns soutenaient qu'on ne pouvait parler de réussite sans beaucoup de décorum, d'oriflammes, de guirlandes, des feuillages, d'animation, et …………. de bruit.
Cette dernière position, avait, au Crêt, un ardent et bruyant défenseur.
Ce protecteur actif des traditions "hautes en couleurs" à la parole facile, à la voix de stentor, ne s'embarrassait pas de délicatesse pour dire ce qu'il pensait ; il ignorait le "qu'en dira t'on".
A lui seul, cet homme, un peu particulier, faisait plus de bruit que tous les habitants du Crêt réunis. Et en fait d'animation, il était absolument "imbattable".
Ce Monsieur honnête, connu, estimé, aux réactions imprévisibles, aux colères redoutées, indispensable à la vie du hameau, c'était "François à la Guite" : François GURRET;
A cette époque, la plupart des familles de Sevrier, portait un "surnom", sans la moindre gêne à cause de nombreuses homonymies. Au Crêt, il y avait trois familles de GURRET, non apparentées ; on les distinguait par le surnom :
La famille des :
"La Guite" : à cause d'une aïeule à la forte personnalité qui s'appelait Marguerite ;
"Napolions" parce qu'un des fils avait été soldat de Napoléon 1er
"Du Château", par taquinerie, à cause d'un toit de maison pointu qui faisait penser à un château.
Mais François GURRET, dit "François à la Guite", avait encore un autre titre, plus personnel, plus sonnant, très célèbre, non seulement au Crêt, mais dans la commune entière. A Sevrier, si le nom, "François GURRET" n'était pas connu de tous, pas un sevriolain n'ignorait qui était "Cré Bordel".
Cette appellation venait tout simplement de ce que François, qu'il soit hargneux (ce qui arrivait souvent), qu'il soit enjoué (ce qui arrivait aussi), accompagnait ses moindres paroles de retentissants et innombrables : "Cré Bordel".
Quand ce dernier traversait le village, poussant sa brouette, pour se rendre à son jardin en chantant à tue tête …… à cause d'une satisfaction ou … vociférant à grands cris, à cause d'une contrariété, accompagné de son chien "Minos", aussi bruyant que son maître, je vous garantis que le Président de la République en personne et sa suite, n'auraient pas apporté pareille animation.
C'est tellement vrai, que dans les rares occasions ou "Cré Bordel" s'absentait, le village semblait mort, il manquait "quelque chose" les amis comme ……….. les adversaires de François à la Guite, étaient tristes.
Le Crêt avait perdu son "âme".
Et voilà, j'ai essayé, en toute franchise, de vous faire connaître notre aimée "vedette" de l'époque : François GURRET, dit : "François à la Guite", dit "Cré Bordel", afin de mieux faire comprendre ce que pouvait être, au Crêt, la préparation et la Fête Dieu, avec un pareil défenseur et artisan, à sa propre manière, des coutumes et traditions.
Quand arrivait le temps de Pâques et les vacances pour les enfants, François à la Guite houspillait les femmes ou les demoiselles âgées qui, d'habitude prenaient l'initiative de la confection des guirlandes de mousse.
"Cré Bordel", c'est toujours pareil, ces femmes, c'est bon à jacasser …. Et la cueillette de la mousse, elles y pensent ces bigotes ?"
"Ferme ton groin malpropre, vieux "Ronnaré" (grognon), occupe toi de ta soupe ! "rétorquait la vieille demoiselle Amélie, sa voisine, qui ne se laissait pas intimider.
Au-dessus de l'emplacement du "Reposoir" et des chemins empruntés par la procession, la coutume voulait que l'on tende des guirlandes de papier, de tulle et de mousse.
La confection de ces dernières, demandait beaucoup de travail, d'habitude, de dextérité, de temps …… et de mousse naturelle.
C'est pour cela que la cueillette se faisait aux beaux jours du printemps, quand les enfants étaient en congé, deux mois avant la fête Dieu.
Très tôt, le jour dit, les enfants, garçons et filles, encadrés par de nombreuses dames ou jeunes filles, chacun portant un ou deux paniers aux bras, suivant sa force et sa taille, quittaient le village, et par le sentier des "Maréchaux", gagnaient allègrement la forêt communale de Sevrier, dans un secteur, repéré d'avance, où la mousse était abondante, épaisse et bien verte, à l'ombre des grands sapins.
Et là où la mousse était jugée convenable, on se mettait au travail avec ardeur. Il s'agissait d'arracher de petites poignées très régulières et de les placer dans son panier, par couches superposées, après avoir enlevé avec soin, tous les débris de feuilles mortes, de brindilles, de terre, qui pouvaient "salir" la mousse. C'était un travail long et fastidieux, dont les enfants se lassaient bien vite. Mais il fallait remplir chacun son panier.
Au fil des heures, quand la lassitude, le découragement, arrivaient, une dame, une jeune fille, une maman, une tante, se trompait.. et au lieu de remplir ses grands paniers, remplissait le petit panier de l'enfant, et ……….voilà le travail enfin terminé …….. et l'honneur sauf.
Midi arrivait bien vite ! …. Ouh ! Ouh …. Ouh ! Ouh ! ….
C'était le cri de ralliement pour le casse-croûte ! (Alors .. tout le monde accourait. Une dame faisait le compte de la troupe ! …… 36-37-38. Ca y est, le compte est bon !
On déballait les provisions. "Bon appétit" ! et tous à table, ou plutôt ce qui en tenait lieu : une souche, une grosse pierre plate, un rocher ; et commençait le plus merveilleux moment de la journée.
L'un s'apercevait que ses œufs cuits à la coque étaient …. crus. L'autre, avait cassé sa bouteille ! … pleine ; celui-ci avait oublié la clef pour ouvrir la boite de pâté ; et le "Médor" était parti avec la cuisse de poulet ! …
Mais les provisions étaient suffisantes et on partageait. Nul besoin pour cette fois du miracle de la multiplication des pains et des poissons, pour rassasier toute la troupe.
Les chamailleries des gosses, le bavardage des adultes, les chants des demoiselles, les rires, les histoires drôles mais sages, tout cela sous l'autorité discrète, bienveillante, mais bien réelle des dames plus âgées.
Après le repas et la sieste, c'était dur de quitter ce cercle où chacun se trouvait à l'aise, heureux, dans la gaieté, la bonne humeur, pour retourner finir le travail et remplir tous les paniers.
Le retour était facile. La mousse est très légère et même les enfants avaient chacun un panier au bras. Il suffisait simplement de ne pas les renverser parce que la mousse aurait été toute sale, de nouveau il aurait fallu la nettoyer.
Au retour, les paniers étaient stockés dans une cave fraîche, pas trop sombre où elle était humectée chaque semaine.
A partir de là, tous les dimanches après-midi et même si c'était nécessaire, les après-midi en semaine en temps de pluie, beaucoup d'habitants du Crêt de Lettraz de Chuguet, venaient au Crêt chez les Domenjoud dits "Les Chachets".
Leur ferme avait un grand espace couvert, abrité et là se faisaient les préparatifs de la fête, confection des roses en papier, des guirlandes de mousse, réparation des objets en bois, des tubes.
Les dames apportaient quelques pâtisseries "maison" ; l'après-midi terminée, avant de rentrer chez soi "soigner" le bétail on dégustait un morceau "d'épogne", on buvait le café ou le vin chaud, car les hommes étaient aussi de la partie.
Dommage que les beaux escaliers de pierre ou les colonnes de châtaignier de la ferme des "Chachets" ne puissent parler ! … Que n'entendrait-on !
Et des conversations et des rires et des chants et des chamailleries et même des disputes ! …
Et oui, il y avait des "coups de gueule du tonnerre". Je ne vous ai pas tout dit :
"François à la Guite" qui était veuf, habitait seul, la maison voisine des "Chachets" et le dimanche après-midi, il venait lui aussi, quand il était de bonne humeur, se mêler aux préparatifs de la fête, comme bien des vieilles personnes du hameau.
Discrètement, je dois vous dire que "François à la Guite" avait une bonne cave, qu'il était fin connaisseur et consommateur de bon vin, qu'il aimait taquiner ou même provoquer ses voisins, en particulier les femmes, et surtout, surtout, enivrer ses amis.
Lorsque ses invités, la visite terminée, descendaient les escaliers de sa maison en se tenant au mur, en titubant, notre apôtre était HEUREUX "Cré bordel, quelle belle journée" ! s'écriait-il.
Inutile de vous préciser l'ambiance qu'il y avait dans la grange des "Chachets", quand ce braillard venait se mêler aux dames.
D'abord faire des guirlandes de roses en papier, coudre des tulles, c'était un travail de femmes, qui n'ont que faire d'une "lanterne", d'un bon à rien en la matière ! … Dehors ! …
La cause était entendue, qu'il sorte ! … et vite, sinon ….. là …… dans la grange, à portée de mains, il y avait …. des fourches ! …
Et François, satisfait du courroux de ces dames restait sur le seuil. Courageux, mais non téméraire ! …
Les hommes, eux, sans l'avouer étaient comblés ; bien mieux qu'au cirque et gratuit ! .. en plus ! … mais aussi et surtout, ils avaient bien remarqué que les poches de sa veste de chasse étaient gonflées …… du gibier ? Pas du tout ! .. mais sans aucun doute, deux bonnes bouteilles. Alors, ces messieurs, à l'unanimité et sans la moindre hésitation, se retrouvaient tous, partisans de "notre François à la Guite".
C'était plutôt rare, mais il arrivait que la situation devienne ….. dangereuse, tel le jour où "François à la Guite" entrant dans la grange où deux dames de son âge travaillaient, se permit, sans ménagement de leur faire des remarques plutôt désobligeantes. Très vite, on entendit une violente altercation, des cris, des menaces, des chocs. A ce moment, passait, tout près, le mari de l'une d'elles. Le mari fut mis au courant de la situation :
"Tu entends la Mélie et ta femme contre Cré Bordel. Terrible, ça risque de mal finir"
"Ah oui, en effet" dit le mari, mais après un moment de réflexion ! … il demanda : "François, il est entré volontairement dans la grange " …"
Ceci dit, pour vous assurer que les dames ne se laissaient pas intimider par notre artiste, et que ces bruyants conflits étaient ! …. secrètement …. attendus et souhaités par tous.
C'est la confection des guirlandes de mousse qui demandait le plus de soins et de temps ; c'était toujours les mêmes dames ou demoiselles dévouées, aux doigts agiles qui se chargeaient de ce travail. Il y avait Joséphine et Germaine Rey de Chuguet, la Cécile, la Marie, la Jeanne de Lettraz, la Félicie , la Véronique, la Léonie du Crêt.
Avec beaucoup d'habileté, de patience et de goût, elles faisaient de belles guirlandes bien régulières.
Entre deux supports distants de 5 à 6 mètres, on tendait une solide cordelette.
Une première personne préparait bien propre une poignée de mousse, la deuxième l'étalait régulièrement autour de la cordelette, racines à l'intérieur et la maintenait pendant que la troisième munie d'une pelote de ficelle fine et résistante entourait les racines de la mousse en spires bien serrées.
Il fallait de longues heures pour faire une guirlande bien ronde et régulière de 15 cm de diamètre et de 5 mètres de long.
Alors on tendait la guirlande dans une grange à l'ombre, en attendant la fête où elle serait suspendue au-dessus du chemin.
Une douzaine de guirlandes étaient ainsi confectionnées ; dans la mousse, la veille de la fête étaient "piquées" des fleurs naturelles, surtout des roses rouges. De même, on garnissait autant de guirlandes de tulle blanc avec des roses en papier, soigneusement conservées des fêtes précédentes. Il y avait aussi des guirlandes multicolores en papier, les plus nombreuses et faciles à stocker, car se pliant en accordéon. Mais elles avaient l'inconvénient de craindre la pluie.
Bien que commencés très tôt, on craignait toujours que les préparatifs ne soient pas terminés pour la fête ! ..
De nombreux conseils étaient parfois donnés en quantité par quelques "glorieux" de passage ; de belles paroles, plus qu'il n'en fallait de la part de ces vaniteux de "Monchus", mais dont l'aide au travail était aussi rare que du beurre sous la semelle des "choques" (sabots).
Humbles et sages, les vieilles personnes disaient "Onco dè s'lè bartavale kvulon pétâ pè iant qué l'on l'golet"
"Encore de ces phraseurs qui prétendent péter plus haut qu'ils ont le trou"
Quand on parle de la préparation de la Fête Dieu, ce serait une faute grave de ne pas mentionner le travail de François à la Guite. Car, si celui-ci a le verbe haut, il n'est pas paresseux, il sait mettre la main à la pâte ! … Mais à sa façon, dans sa spécialité ! !!! et sa spécialité à lui, ancien artilleur, c'est de faire "péter" les boites.
Vous pouvez faire le tour du canton, que dis-je, du département, je vous mets au défi de trouver meilleur spécialiste ! … Et dévoué avec ça ! …. Même un peu trop au goût de certains ! …
Sans doute savez-vous ce que sont "les boites". De lourds cylindres d'acier dans lesquels on met, poudre noire et cordon détonant, qu'on allume après les avoir posés en pleins champs et on se retire vite à l'abri ; quand la flamme du cordon touche la poudre à l'intérieur du cylindre et bien …. Boum ….. une formidable explosion. C'est un vrai coup de canon ! … à blanc ! …
Mais "tirer les boites" demande une préparation et François à la Guite ne laisse à personne le soin de faire ce travail.
Il faut d'abord aller chez M. le Maire, pour prendre la clé du hangar des pompes à incendie où sont déposées les boites, qui sont propriété communale.
Il faut un chariot pour les transporter au Crêt, car elles sont lourdes et nombreuses. Il faut acheter au bureau de tabac, poudre et mèche lente, en quantité suffisante ! Il faut faire provision de vieilles tuiles ou briques cassées, inutilisables.
Tout ceci terminé, François se met au travail, suivant un rite immuable et presque sacré.
Sous l'avant toit de sa grange se trouve une grosse pierre taillée à la surface, bien lisse, bien plane. Notre homme s'installe à cheval, assis sur la pierre, un gros marteau à la main, le "marteau des enclumes" ; tout près, à sa gauche, la brouette remplie de vieilles tuiles ou débris de briques. Devant lui, une grande boite de 5 kilos de confiture, vide, rouillée, et ! …. A sa droite, bien calée, une bouteille de "rouge" …. et …. du bon ! …
Et François à la Guite est heureux.
Il s'agit de réduire en poudre les morceaux de terre cuite, pour "bourrer" les boites ; plus cette poudre rouge est fine et bien tassée dans la "boite", plus "ça pète".
Et François à la Guite ne ménage pas sa peine ! …. Minutieusement, avec passion et compétence, il écrase les éclats de tuile. La fine poudre telle de la farine rouge s'étale sur la pierre. Avec une petite truelle, il la récupère avec soin et la verse dans la boite. Heureux, il chante "auprès de ma blonde, qu'il fait bon dorm ! …. Cré bordel de D. ! … Tout à coup un gros, très gros juron ! … éclate. Et oui, vous avez compris, François à la Guite s'est tapé sur les doigts …
Au début, lorsque le morceau de tuile est assez grand, il est facile de le tenir entre pierre et marteau, mais au fur et à mesure que la grandeur diminue, les risques augmentent et c'est ainsi qu'il arrive que ce ne soit plus la tuile qui se trouve sous le gros marteau, mais ! …. Les doigts. Alors ! … Voulez-vous faire l'essai ? …
Inutile de préciser que chaque fois que les doigts prennent un coup, les "Cré bordel de D." … éclatent avec force, suivant l'importance du choc …. et de la douleur …
Machinalement, François à la Guite porte le doigt blessé à la bouche et, subitement, il se souvient que ce geste, il vaut mieux le faire …. avec la bouteille ! ….
Pour supprimer la douleur, de bonnes rasades valent cent fois mieux qu'un tube entier d'aspirine ! …
Et les coups sur les doigts, les vociférations et les …. rasades, se succèdent à un rythme de plus en plus rapide.
Tout près vit Joséphine, dite la "Fine à Pierre" ; vieille demoiselle, sensible, dévote, pieuse et un peu ….. curieuse. Elle ne peut pas ne pas entendre les "horribles blasphèmes" de ce damné personnage ; et pendant qu'il pile les tuiles avec ardeur, la Fine, outrée, prie avec ferveur pour que le ciel pardonne à ce "cochon" de Cré bordel qui prétend même travailler pour la gloire de Dieu.
Le samedi, veille de la Fête Dieu, toute la population des trois hameaux venait au Crêt apporter son aide pour de nombreuses tâches :
Aller à l'église où dans la sacristie où se trouvaient de nombreux vases de toutes formes, de tout calibre ; les mettre en caisses avec de la paille et avec des "barots", les transporter sans heurts au Crêt.
Monter le reposoir, le couvrir de nappes, le garnir d'étoffes colorées, le décorer, mettre les vases, le fleurir, mettre les chandeliers, les cierges.
Et surtout, pour les hommes, se rendre en équipe en forêt avec chevaux et chars à foin (à échelles), couper et rapporter une grosse quantité de "feuillage" (tiges de bois feuillues, bien touffues, de 3 m de haut (environ) et aussi, 7 sapins aux branches très fournies, de 5 à 6 m de hauteur.
Les "feuillages" étaient plantés dans le sol de chaque côté des roues empruntées par la procession de façon à former une haie verte et bien épaisse, sur une centaine de mètres.
Les sapins étaient dressés en arc de cercle, le plus haut au centre, les autres en dégradé, de façon à imiter le chœur d'une église ; là était monté le "Reposoir" qui soutenait à l'arrière et au milieu une grande croix recouverte de mousse. Le tout était installé dans le pré voisin de la maison des Gurret dit "Napolions", aujourd'hui démolie.
Le parvis de l'église était aussi garni de verdure ; deux sapins encadraient les escaliers et des "feuillages", le long du mur de Clos Domenjoud, pour le départ sur la route des Avollions, pour l'arrivée délimitaient une allée verte sur une dizaine de mètres. Cet ornement extérieur de l'église était "en principe" à la charge des habitants du "Sud". Ce travail, bien moins important que les préparatifs de la Combe ou du Crêt, revenait par contre chaque année.
La plus grande majorité de la population, à part les personnes chargées des derniers détails près du Reposoir, prenait part à la procession, qui se formait, après la grand-messe dont le sermon était supprimé, dans un ordre établi depuis des décennies.
Au début, venait la Fanfare, "l'Echo de Chantemerle" ; c'est elle qui réglait l'allure, les enfants, filles et garçons séparés, suivaient les dames du "Saint Rosaire", portant sur la tête un grand voile blanc, entourant leur bannière. Les chanteuses, les chantres, les enfants de chœur, précédant le dais porté par quatre hommes.
Derrière le dais, les hommes de la congrégation du Saint-Sacrement, la médaille à la boutonnière, autour de leur bannière portée par trois messieurs. Ensuite, le drapeau de la jeunesse catholique et les jeunes gens suivis des femmes ; puis fermant la marche, les hommes.
La procession sortant de l'église empruntait le chemin vicinal qui longeait le mur de la propriété Domenjoud, ensuite, la Nationale 508 et sous la frondaison d'une longue ligne de noyers, se dirigeait vers le Crêt. Il convient de préciser qu'à l'époque, il n'y avait pas le moindre problème de circulation.
Les automobiles étaient inconnues ou presque et la route totalement libre. La fanfare faisait entendre ses "morceaux choisis" et des cantiques, des invocations, des prières alternaient tout au long du parcours.
Au Crêt, tout près et parallèle à la Nationale, il y avait une haie, assez haute et épaisse ; c'était derrière cette haie que François à la Guite installait ses boites.
Tout était prêt et par une petite "trouée" aménagée à travers de la haie, il guettait l'arrivée de la procession ; quand celle-ci débouchait au tournant de la route, devant l'hôtel du "Transval", tout excité, il donnait à ses aides, le signal de faire "feu" …. Et les détonations se succédaient, perçues de plus en plus fort, pour les participants, à mesure que la procession se rapprochait du Crêt, couvrant la musique, les chants et les prières.
Des deux côtés de la haie, ce que l'on pouvait entendre était varié, mélangé, surprenant. Le fracas des boites…. La fanfare, les cantiques comme "les saints et les anges", "le chœur glorieux" ! … et brusquement un sonore "Cré bordel de D." surpassant de beaucoup la voix des chantres. François à la Guite venait de se brûler les doigts en allumant une mèche.
Je me souviens très bien que lorsque nous passions près de cette haie, nous sursautions à l'explosion des boites avec un sentiment ou se mêlaient satisfaction et appréhension des détonations à venir.
Alors les dames pieuses, lançaient des regards furieux en direction de la haie. Tandis que M. le Curé, imperturbable sous le dais, le visage fermé, semblait indifférent. La plupart des messieurs souriaient avec une pointe d'amusement, si ce n'était avec fierté.
Quand le cortège arrivait sur l'emplacement du "Reposoir", c'était le silence ; François ne troublait pas la cérémonie.
Et pour cause, pour lui et ses amis, c'était la pause ; ils se retiraient dans sa grange, où quelques bouteilles étaient en réserve et d'où on pouvait surveiller les opérations sans être vu, à travers le bardage aux planches disjointes.
La cérémonie terminée, sitôt que la foule faisait mouvement pour le retour par le chemin de "Vers le Nant", vite nos artilleurs reprenant leur poste avec un dernier sursaut d'énergie faisaient éclater leurs dernières charges.
François à la Guite hurlait à ses hommes : "dépêchez vous, faites vite, le procession arrive au "Corti d'Enrut".
A cet endroit sur la route des Avollions, il fallait que toutes les salves aient été tirées sans exception ! … La "canonnade" terminée ! …
La procession entrant à l'église, très vite la clôture de la cérémonie avait lieu et les fidèles rentraient à la maison pour un rapide repas, car l'après-midi était chargé.
Tout de suite après manger, tous, enfants, adultes, jeunes, vieux, s'activaient à remettre en ordre ; ranger, nettoyer, remiser ! …
Les "feuillages" étaient mis à sécher à l'ombre, pour servir d'aliments pour les chèvres l'hiver venu, les sapins serviraient de "petit bois" pour allumer le feu chaque matin, la mousse des guirlandes faisait un excellent terreau, les fleurs naturelles garniraient les croix, les oratoires de villages.
Rien n'était jeté ou perdu ! …
Tout ce qui pouvait se garder pour la prochaine fête, dans deux ans, était soigneusement rentré, mis à l'abri.
La journée était bien avancée quand le travail touchait à sa fin. Les premiers signes de fatigue se faisaient sentir et chacun s'empressait de terminer.
Et dans la remise des "Chachets", des dames commençaient à préparer café, bugnes, tartes, épognes. Et, c'est là que, dans les discussions, dans les avis divergents, dans une grande animation, avait lieu la conclusion finale au sujet de la réussite de la fête ! …
Réussie la Fête Dieu ? .. Oui, disaient les uns. Il y avait beaucoup de monde ! Deux guirlandes de plus que l'année dernière à la Combe ! L'alignement des feuillages était parfait.
Dommage, disaient les autres ! … Que les sapins du chœur du Reposoir n'aient pas été plus grands, que la couleur des roses en papier soit "passée".
Et quelques rares âmes délicates, ferventes, dévotes, pieuses, soupiraient avec tristesse : "au moins, si François à la Guite ne venait pas, nous "envergogner" (nous faire honte)
Mais au fait, où est "Cré Bordel" ? Et bien croyez-moi, il a prit part à la remise en ordre lui aussi : nettoyer, ranger, vérifier les boites, mettre la poudre noire, les "mèches" restantes bien à l'abri "au sec" et aussi et surtout, faire "péter" non plus les boites, mais les "bouchons", car s'il y a beaucoup de dames chez les "Chachets" autour des bugnes, des tartes et du café, chez François à la Guite, c'est les hommes, les amateurs de bon vin qui sont réunis ! … et ils sont nombreux, bruyants et gais ! … D'autant plus que, quand il peut "rétamer" (saouler) ses invités, François, dans ce cas est généreux et expert ! …
Alors : à la vôtre ! …
Et la fête ? Pas réussie ?
"Trois boites de plus ont pété "Cré Bordel", trois de plus qu'il y a deux ans. "Pas réussi ça ?", "Tenez, regardez, c'est marqué sur le vieux calendrier noirci :
22 boites pétées – 2 : ratées -
Cette année : 25 boites ! … Pas réussi ça ? … Non mais, un peu de sérieux ! ..
Le Père Mouchet prétend "mordicus" n'avoir entendu que 23 ! explosions ! … "Quoi, 23 ? Cré Bordel" .. mon pauvre, Mouchet, t'es foutu, tu deviens sourd" .. 25 boites, pas une de moins !
Avec application, devant témoins, sur la ligne "Fête Dieu", François à la Guite inscrit :
Pétées : 25 boites,
Ratée : 1 boite
sur son calendrier de l'année".
"Réussie la Fête Dieu" au Crêt ? … Cré Bordel, et bien, les amis, répondez ! …. "
Et les amis de François déclarent à l'unanimité : … Fête très réussie ! … Et bien sûr, …. Ça s'arrose ! .. Fêtons la réussite … de la Fête. On trinque …, on chante ….
Ce matin, à la procession, c'était Ave Maria. Ce soir, c'est "si les femmes sont belles ici". Justement, les femmes.. elles ont terminé leur café, leur dégustation ; elles savent qu'il est grand temps de rentrer à la maison ! … Et plus encore d'intervenir pour mettre un terme à la "beuverie" de François à la Guite. Des épouses au caractère bien marqué, courageuses et décidées vont rappeler à leurs maris dépités, aux autres hommes révoltés et à François à la Guite furieux, que la Fête Dieu réussie .. ou non .. est bel et bien terminée. L'entrevue n'est pas sans heurts. Hors de lui, Cré Bordel hurle "sortez de chez moi vieilles chipies, bigotes ". Et les dames répliquent "vieux pingre", "pisse prin", si tu as trop de vin, donne le aux pauvres au lieu de saouler nos hommes" …
Et prophétisait ce farceur de Père Mouchet : "cette nuit, il y aura des "culs tournés" (des scènes de ménage). Et François à la Guite voyant que la plupart des hommes, à regret, obéissaient aux femmes, hors de lui, furieux, hurla : "Pas malheureux, maudites femelles, sans ces garces, Cré Bordel, on aurait eu une Fête Dieu du Tonnerre" ….
Sans cet "ivrogne" de François à la Guite, nous aurions eu une Fête Dieu magnifique et recueillie ! répliquaient les dames dévotes.
En fin de compte, à part cette légère différence d'appréciation, tout le monde était content, satisfait et …. fier d'avoir participé à la réussite de la Fête Dieu au Crêt.
Henri GURRET 1997
Monsieur le Curé Chatenoud était un homme estimé, droit, discret et très diplomate.
Si vous lui aviez demandé ce qu'il pensait de la Fête Dieu au Crêt, et qu'il ait accepté de vous répondre, peut-être vous aurait-il dit : …
"Moins de bruit ne manquerait pas, plus de ferveur ne nuirait pas non plus ; mais la perfection n'est pas de ce monde. Seules comptent les intentions et dans ce cas, peut-être sont-elles bonnes ….. Et le plus sage ? …. N'est-il pas de "Faire avec" ! ….
Auteur de ce récit : Henri GURRET 1997
Transciption : Monique LAMY
Illustration : André PERROT
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