Il ne faut pas m'en vouloir, ce n'est pas que je veux vous le cacher, mais je ne sais pas où ça s'est passé. Les vieux ne me l'ont jamais précisé. Etait-ce sur ce flanc du Semnoz ? Etait-ce autour du lac ? ou encore entre Sevrier et Saint-Ferréol ? Peut-être bien, je ne sais rien de plus. J'ignore aussi en quelle année c'était. Mais sûr, dans ce secteur, il y avait un curé qui était aussi bon que Saint-Pierre ou Saint-Joseph. Sans la moindre méchanceté, très humble, toujours content. Il ne se plaignait jamais, se fâchait encore moins et tout le monde l'aimait bien. Pour donner la permission de travailler le dimanche ou, pour faire gras le vendredi, en cas de nécessité, il ne disait jamais non. Et, surtout, quand il fallait se confesser à l'occasion des grandes fêtes, avec lui c'était très facile, car il n'était pas curieux. Il n'était pas comme certains confesseurs qui sont curieux comme une belette, qui veulent tout savoir, qui vous cherchent les poux sur la tête. Une fois que vous êtes entré dans le confessionnal, pour en sortir ! … ce n'est jamais terminé, ils vous "brossent" pire que les lavandières qui font la lessive. Savez-vous ? Ces pointilleux de confesseurs, ils vous font transpirer mieux que lorsqu'on fait aller la faux ! … Réfléchissez un peu ! … Quand un coureur de jupons doit dire qu'il a fait des culbutes avec une dame qui n'était pas son épouse ou lorsqu'une légère et dégourdie jeune femme s'est complu dans les "caresses appuyées" d'un coquelet alors qu'ils n'étaient pas encore mariés ! … Alors là … ces graves confesseurs s'énervant, haussant la voix, parlant tout fort et les personnes qui attendent leur tour devant le confessionnal écoutant et comprenant tout ! … autant y publier sur l'Almanach Vermot ! … Vraiment, ça n'allait plus ! … Avec votre vieux curé, c'était bien mieux. Non seulement il n'était pas curieux, mais encore, il était sourd, sourd, comme un pot. Avec lui, pour se confesser, ça allait tout seul, comme sur un papier à musique. Il suffisait de faire remuer les mâchoires, bouger les lèvres, comme les vaches quand elles ruminent et ce bienveillant sourd, qui ne comprenait rien, disait, quand les lèvres s'arrêtaient de remuer : "c'est bon, allez, passez de l'autre côté", après avoir imposé deux "Pater" et trois "Ave" comme pénitence, il donnait l'absolution. Mes braves gens, que voulez-vous de plus ? …. Comme je vous le redis tout le monde aimait beaucoup notre vieux Monsieur le Curé !…Et tout le monde était content ! … Tous ! … Pourtant, il y avait des fois où c'était Monsieur le Curé lui-même, qui sans se plaindre, faisait la grimace. Le dimanche après la grand'messe, quand tous ses paroissiens étaient partis, les femmes à leurs marmites, les hommes au café, le curé tout seul en sacristie, comptait les sous de la quête. Oh, les pièces, ça pouvait aller en nombre, mais ce n'était rien que des petits sous … ça ne faisait pas lourd ! … d'autant moins lourd qu'en ces temps-là, les petites pièces étaient des pièces percées, avec un gros trou. Alors croyez-moi, ça ne faisait vraiment pas lourd ! … Et il lui fallait mettre de côté les sous qui allaient à l'Evêché, les sous pour l'entretien de l'église, les sous pour les chandelles, les sous pour les âmes du purgatoire, les sous pour les missionnaires, des sous d'un côté, des sous de l'autre ….. Il restait juste un peu de "poussière", quelques malotrues pièces à peine suffisantes pour acheter un peu de tabac à priser pour la semaine … Et encore, les prises, il ne fallait pas les faire grosses, autrement le vendredi, la tabatière était aussi vide qu'un sac percé. Notre vieux curé se disait en lui-même : "Mes paroissiens, ces sacrés "pisse petit", il faudra que je les secoue un peu ; ils sont larges, mais seulement d'épaules. Ouvrir le porte-monnaie pour mettre des sous dedans, ça va très bien, mais pour en sortir, n'y comptez pas …". Le dimanche suivant, le curé fit un sermon sur la charité, vous pouvez me croire, mieux qu'un jésuite, au temps de carême à Notre-Dame de Paris. Il faut savoir que cet humble curé, quand il voulait, prêchait très bien, c'était une "grosse cervelle" avec une langue agile ! … Ce jour-là, il s'était dépêché de finir sa messe, il avait hâte de connaître le résultat de la quête. Le compte fait, et … refait : des petits sous, pas un de plus que dimanche dernier ! (Ces foutus chiens), cette bande de constipés ne voulaient rien entendre. Le curé est sourd c'est sûr, mais ces vauriens, c'est pire, ils se bouchaient les oreilles. Ce beau sermon sur la charité ? Rien ! Il n'a servi à rien ! … Autant pisser dans un violon pour le faire chanter. Le brave curé sentit ………… ses ………. qui se serrent et sa gorge qui s'étrangle. Dimanche prochain, décide le prêtre, ils vont m'entendre, je m'en vais les secouer, je vais hurler sacré nom, ça va faire "vilain" … Mais deux ou trois jours après, la colère tombée, le curé se disait : Ne rien dire ? C'est sûr ces avares se moquent de moi … Un beau sermon ? Ils ne veulent rien comprendre ! De bruyants et vigoureux reproches ? Ce n'est pas certain que ce soit mieux ; à trop "secouer" ces bourriques, ils ne viendront plus à la messe, ce sera encore pire … Le pauvre homme ne savait plus à quel saint se vouer. Un après-midi, tout en bêchant son jardin, il cherchait une idée, un moyen pour que la quête soit un peu moins minable, qu'il y ait quelques "gros" sous parmi les petits …. Mais que faire ? … Et tout d'un coup, c'est comme un éclair qui lui traverse la tête !. "Oui ma foi … Voilà ce qu'il faut faire ….. Mais bien sûr ! … La quête, jusqu'ici, ce sont les enfants de chœur qui la font. Et bien, désormais, c'est moi-même, le curé qui la ferait ! … Le dimanche suivant, il monte en chaire et avant le sermon, il annonce tout haut, en levant les bras : "Aujourd'hui, c'est notre curé qui fera la quête, c'est moi qui passerai parmi vous". Après le sermon, il prend une grande corbeille, profonde (il vaut mieux, on ne sait jamais) que des mains dévotes ont recouverte d'un beau napperon tout brodé, plein de dentelles. Puis, cérémonieux, il passe dans tous les bancs, devant tous les hommes, devant toutes les femmes, en les regardant droit dans les yeux, s'arrêtant devant chacun, en secouant la corbeille et en faisant tinter les sous devant leur nez. Alors là, vous pouvez me croire, c'est la vérité vraie ! … Tout le monde, sans exception, a mis la main dans la corbeille. Pas un, qui n'eut pas fait le geste ! Et Monsieur le curé est content .. .. Heureux, il pense : "faire moi-même la quête, c'était donc une bonne idée". Foutus, mal éduqués, cette fois je vous ai eus ! …" Il est tellement pressé de finir sa messe qu'il en oublie le Pater … "Après tout … mer ..! j'en dirai deux demain pour compenser. Amen. Ite, Missa est …" La messe est terminée. De retour à la sacristie, il ne prend pas le temps de quitter ses habits sacerdotaux, vite, il renverse la corbeille sur la table. Il lui semble que le tas de pièces en vrac est plus gros que d'habitude … Il se met à compter, en séparant les pièces. A mesure qu'il compte, le tas de pièces décroît bien vite et, surtout pas un seul "gros sou". Et quand il a terminé, hélas ! Il faut se rendre à l'évidence … Ah, doux Jésus, Marie, Joseph, pas un sou de plus que d'habitude. Alors là, il doit s'asseoir, les jambes tremblantes. La tête "lui tourne" et il a comme une grosse pierre sur l'estomac ; il est anéanti ! … Assis, il reste longtemps, la tête entre les mains … immobile, silencieux ! … Et tout d'un coup, il se souvient qu'en faisant la quête, il avait compté le nombre de participants à la messe. Et maintenant sur la table, il s'aperçoit qu'il y a moins de pièces que de personnes à l'office. Et pourtant tous les fidèles, tous, sans exception, ont mis la main dans la corbeille. Donc, c'est sûr, certains ont mis la main, ont fait le geste sans rien donner ! … Notre vieux curé se lève tout droit, tel Lucifer, dans l'eau bénite, fou de colère, les quatre cheveux qui lui restent, droits sur la tête. Hors de lui … Nom de D …., les bandits … Sur le mur, en face de lui, le pauvre homme aperçoit le Christ sur la Croix ! … Oh ! bon Jésus, pardon, il ne faut pas m'en vouloir, mais cette fois, c'en est trop ; je n'en peux plus ! … ou bien je quitte cette paroisse, ou bien, je tords le cou à cette bande de vauriens. Ne rien donner à la quête, ce n'est pas beau, mais faire semblant et ne rien mettre dans la corbeille, c'est une honte, la vergogne, la traîtrise absolue ! Une bande de voyous, de menteurs, des sans cœur qui valent moins qu'un chien enragé ! … Et le malheureux, seul comme job, sent la gorge serrée, comme entouré d'un lien. Il ne peut ni manger, ni boire ; rien ne veut "passer", juste une bonne ration de "goutte" ; et de toute la nuit, pas un seul instant il n'a pu fermer les yeux ! … Ce jour-là et le lendemain, il était tellement contrarié qu'il n'avait absolument rien pu avaler ! Je vous ai dit que Monsieur le curé était un brave homme, sans méchanceté, sans rancune et que suivant l'évangile, il savait pardonner. Alors, pendant la semaine, la colère l'avait quitté et le dimanche suivant il a fait son sermon … Puis, avant de faire la quête, du haut de la chaire, de bonne humeur, mais sûr de lui, sérieux comme le Pape au balcon de Saint-Pierre, il ajouta : "Seigneur, Grand Dieu du Ciel, je vous remercie de tout cœur de m'avoir confié cette paroisse où je suis heureux, au milieu de braves gens, désintéressés, généreux, pleins de bonté … Cré nom, la-dessous, m'entendez-vous, quand je dis que "par ici il n'y a que des gens bons et généreux à faire pâlir Saint-Martin lui-même qui a donné son manteau ?" Alors là, tous les paroissiens dressent la tête, gonflent la poitrine, tout fiers ; sûr que c'est vrai puisque Monsieur le Curé lui-même le dit. Et Monsieur le Curé poursuit : "Il est vrai que dans cette paroisse il n'y a que des braves gens. Je l'ai très bien constaté dimanche lorsque j'ai fait la quête. Vous avez tous donné quelque chose. Grand merci à tous, à toutes ; quant à ceux qui n'ont pas donné une pièce, ils ont fait leur possible … Ils ont au moins donné …….. le trou".
Auteur de ce récit : Henri GURRET
Transciption : Monique LAMY |