De tout temps, le Lac d'Annecy fut un lien entre les hommes : voie de communication grâce aux allers et retours de « La Belle Etoile », ou du « Libellule » à la fin du XXè siècle, mais aussi, dès le début des années 1800, avec la batellerie à vapeur, très dynamique dont « Le Chérubin » ou « La Couronne de Savoie » desservaient les débarcadères de toutes les communes riveraines.
Source de vie et de nourriture, tant par la pêche professionnelle ou privée que par le pompage de l’eau par les turbines installées au « tournant » de La Puya, qui alimentent en eau potable toute l'agglomération d’Annecy.
Très tôt aussi pôle d'attraction pour le tourisme, le Lac était déjà un lieu où se ressourcer et se rafraîchir, pour les enfants et leurs parents après la rude journée de labeur dans les champs…Cependant , cette vaste étendue d’eau fut aussi, parfois, lieu de rivalités et de conflits entre les différentes municipalités situées sur ses rives. Ainsi en témoigne la curieuse aventure dont fut l'objet la Statue de Saint Martin, sise sur la commune de Sevrier, entre le Chemin des côtes, au lieu-dit « Le Crêt Saint Martin » et le Chemin du Crêt.
Planté à flanc de coteau, l'oratoire, de 2m50 de haut environ, qui abrite aujourd'hui cette statue domine le lac mais reste discret : seul un promeneur initié gravissant la pente herbeuse depuis la Piste Cyclable peut le découvrir, à peu près sur le lieu même où fut implantée il y a fort longtemps une chapelle plus imposante, consacrée au Saint homme.
L’actuel vestige témoigne cependant fort bien de la ferveur populaire : selon la célèbre tradition, Saint Martin ( hélas aujourd’hui décapité ) y apparaît vêtu d’une tunique or et d'une belle cape bleue, et brandit son épée non pas dans un geste guerrier mais au contraire, dans un grand élan de générosité , pour partager son manteau et en couvrir le malheureux nécessiteux assis à même le sol, torse nu et frileux , au pied de la monture du Saint homme . Admirant ces discrets vestiges, notre promeneur curieux ne se doute probablement pas des rivalités que provoqua l'édifice initial, ni des déboires subis par certains « aventuriers » peu scrupuleux, à une époque que l'on peut situer au lointain Moyen Age…
Bien avant l'époque contemporaine, la notoriété de Saint Martin fut sans doute, toutes proportions gardées, aussi répandue que celle de notre illustre « Abbé Pierre », puisque , selon des sources sûres , 485 communes portent le nom du Saint homme et pas moins de 3700 Eglises lui sont dédiées ! Rien d’étonnant donc, à ce que , aux environs de 1350, on construise, à Sevrier, la première « Chapelle » dédiée au fameux héros. (références) C'est au beau milieu d’un coteau réputé pour ses vignobles que fut érigé le pieux édifice, fréquenté par les croyants lors des fêtes patronales. De belles vignes , une belle chapelle , un Saint Patron exemplaire … de quoi en rendre jaloux plus d'un ! D’autant plus que , exactement en face, sur la rive opposée de notre beau lac, habituellement source d’amitié, se dressait fièrement le château qui avait vu naître Saint Bernard de Menthon au cours du Xè siècle. Protéger les montagnards égarés, n'est-ce pas aussi louable que réchauffer les nécessiteux ? De plus, les pieds de vignes plantés sur la rive éclairée par le couchant n’ont rien à envier aux ceps sevriolains ! D'ailleurs , les habitants de Veyrier et de Menthon ne se privent pas de critiquer leurs vis-à-vis : « Comment le raisin peut-il mûrir lorsqu’il est plongé dans l'ombre du Semnoz dès le début de l'après-midi ?! » Ce à quoi les Sevriolains rétorquent du tac au tac : « Seule une vraie piquette peut être extraite d'un pressoir dont les grains pourrissent sur pieds ! » En effet , comme le font remarquer , avec une certaine pertinence, ces envieux , l'humidité nocturne persiste toute la matinée à Veyrier puisque le soleil tarde tant à y montrer son premier rayon !
Ainsi vont les choses : la renommée de Saint Martin le généreux fait de l'ombre à Saint Bernard le courageux …On en déduit donc que les terres sur lesquelles nos deux bienheureux sont installés rivalisent elles aussi … S'en est trop pour les habitants de la côte éclairée par le Couchant ! Profondément froissés par les remarques désobligeantes des vignerons de celle illuminée dès le Levant – et peut-être aussi éméchés par leur piquette ? ils décident de se venger et de voler la statue du pauvre Saint Martin ! Quelle serait la méthode la plus aisée ? Traverser le lac en barque , évidemment !
Ce qui fut dit, fut fait : par une belle nuit étoilée, trois ou quatre énergumènes rament fermement et accostent sans mal sur les rives du Crêt. Ils parviennent presque sans encombre à grimper sur le coteau et à desceller le Saint Homme qui ne résiste pas et se laisse emporter à dos d'hommes. On redescend plus lentement, les pieds encombrés par les sabots, enjambant avec quelques difficultés les échalas.
– décidément bien fournis et bien encombrants !
– Parvenus enfin dans leur barque et souquant ferme, ils ironisent déjà à l'idée de la surprise que ne va pas manquer de provoquer leur exploit ! Cependant , ils ne tardent pas à déchanter, car, à leur propre surprise , plus ils s'éloignent de la côte de Sevrier, plus leur embarcation s'emplit d’eau ! Il s'agit pourtant d'un beau bateau ! Un de ces fameux canots de 4 à 8 mètres de long faits pour porter de lourdes charges ! Mais, le niveau monte dangereusement …Amorçant un premier demi-tour , ils s'aperçoivent que la barque se vide . Hélas , à la moindre tentative pour s’orienter à nouveau vers la côte de Menthon, le phénomène s’inverse ! Que faire ? Fort heureusement, la lune n’est pas encore à son zénith . Très vite , ils sont contraints de rebrousser chemin et d’accoster à nouveau en terre ennemie …
Paradoxalement généreuse, celle-ci offre une aide bienvenue à nos malfaisants qui s’emparent sans hésiter des « seilles » de bois, ces ustensiles de vignerons entreposés dans des cabanes réservées à cet effet, parmi les vignes. Outil idéal pour écoper ! Et les voilà repartis, ricanants, et confiants dans leur ingéniosité.
Hélas pour eux , les malandrins doivent rapidement se rendre à l'évidence : à peine le bateau s'éloigne-t-il sur les flots , que l'eau recommence à monter , monter dangereusement dans le fond de l’embarcation… « Nous sommes sans doute trop chargés ! s'écrie celui qui se prend pour le chef, la seule solution est d'alléger la barque». Puis il ajoute, avec d'autant plus de conviction qu'il est le plus menu de la bande : « Nous devons nous délester du plus lourd d'entre nous ! » Nouveau demi-tour, tandis que la lune poursuit sa course, imperturbablement . On abandonne sur la berge du Crêt le plus grand des quatre, un benêt dont la lourde masse, quittant hâtivement les lieux du « crime », s'éloigne en direction d'Annecy afin de rentrer au bercail en faisant le tour du lac à pieds !
Sans le moindre signe de reconnaissance, ses camarades n'ont pas attendu pour activer les avirons : cap sur Menthon ! Tandis que la silhouette de l'embarcation glisse sur l'eau et se devine à peine sur le ciel qui pâlit déjà, l'un rame, rame, rame péniblement, évitant de réfléchir, et les deux autres écopent , écopent , écopent vigoureusement, refusant l’évidence : l'eau monte, monte, monte, au fond du bateau ! Après de vains efforts, apercevant les lueurs du jour au-dessus des Dents de Lanfon, et craignant d’être pris au piège des premiers rayons que le soleil darde dès l’aube sur la commune de Sevrier, nos piètres héros amorcent, la rage au coeur, un ultime demi-tour : impossible de garder un si encombrant fardeau ! Ils abandonnent lâchement Saint Martin sur la berge du Crêt et s'enfuient, sans demander leur reste … Penauds et bredouilles ils retrouvent, sur l'autre rive, au petit matin, leur courageux comparse épuisé de sa longue course.
C’est ainsi que, fort de son énergique résistance, bénéficiant sans doute d'un divin soutien, Saint Martin fut replacé sur son socle, dans cette chapelle où processions et vêpres permirent aux fidèles de continuer de chanter ses louanges. Et sa renommée était telle que, même lorsque fut détruite la chapelle , on érigea le charmant Oratoire arrivé presque intact jusqu’à notre XXIè siècle : des écrits attestent que la tradition des manifestations religieuses en ce lieu se perpétua jusqu’à l'orée du XVIIIè siècle. (références)
Aujourd'hui, seuls les initiés connaissent le petit Oratoire qui continue à surplomber paisiblement le lac. Espérons que l'ample geste du bienfaiteur tendant sa cape bleue au manant frileux témoignera longtemps encore de sa belle générosité !
* Histoire racontée par mon grand-père Marcel G. et écrite par C. REY
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